http://www.liberation.fr/chroniques/2014/10/31/le-masculin-et-le-feminin_1133582
Refuser que le métier s’accorde au féminin, comme 142 députés français le réclament, c’est refuser la libération des femmes, celle qui s’est faite grâce à la contraception et à une conception des droits de l’homme comme droits de l’humain. Quand Julien Aubert, député du Vaucluse, insiste pour appeler «Madame le Président», et non Madame la Présidente, Sandrine Mazetier, vice-présidente de l’Assemblée nationale, il sait qu’il fait de la provoc. Il insiste. Elle le sanctionne.
Fonçant à la rescousse de leur collègue face à cet «intolérable abus de pouvoir», ces 142 députés, tous de droite, dont 16 femmes ayant parfaitement introjecté la position masculine, ont signé un appel lancé par Henri Guaino. L’auteur du Discours de Dakar pond ici une version anti-femme du même laïus : c’était déjà un politicien blanc expliquant à des intellectuels noirs ce qu’est «l’homme africain», c’est maintenant un spécialiste ès femmes qui raconte n’importe quoi sur l’histoire de la langue française.
Selon cette pétition, parue dans le Figaro le 9 octobre, la féminisation des mots de la langue nous amènerait «aux portes du totalitarisme», et la vice-présidente porterait «la lourde responsabilité d’un climat d’affrontement et de tensions qui ne peut qu’affaiblir l’autorité du Parlement au milieu des épreuves et des difficultés que traverse notre pays». La pétition reprend l’avis, modéré depuis, de l’Académie française : «En français, "la présidente" désigne la femme du président ; "le président" comme "le juge", "le préfet", "le professeur", "le commissaire", "le ministre" expriment en français non la masculinité de la fonction mais sa neutralité par rapport au genre.»
Or, le neutre n’existe pas en français (ce qui n’est pas le cas dans d’autres langues, comme l’anglais avec son it). Le véritable neutre en français serait, comme dans la novlangue orwellienne, donner du «camarade» à tout le monde. Les 142 députés font preuve d’une ignorance crasse, puisque grammairiens, linguistes et historiens expliquent à l’unisson qu’il y a toujours eu des noms de métier au féminin. Eliane Viennot relève au Moyen Age «les heaumières, brasseuses, féronnes, maréchales, mairesses, portières, prévôtes… répertoriées sur les listes de contribuables. Et l’on trouve des seigneures, des possesseures, des emperières… dans les documents notariés ou les chroniques. Il y avait encore quelques jugesses en Bretagne. Et des officières dans tous les couvents de femmes.» La même Eliane Viennot faisait remarquer dans Libération (1) qu’à suivre l’entêtement masculiniste des 142 députés, il faudrait donner du «Madame le Roi» à la reine d’Angleterre.
C’est depuis la fin du XVIIe siècle que «le masculin l’emporte sur le féminin», règle de grammaire qui est un programme en soi. Et qui donne des phrases du genre : «Le garçon et les dix millions de filles sont contents.» Rappelons que l’accord s’est longtemps fait selon la proximité. En 1691 encore, Racine accordait au féminin, dans Athalie : «Ces trois jours et ces trois nuits entières.»
Mon autre langue maternelle, le basque, n’a pas de genre. Qu’on ne vienne pas me neutraliser avec un masculin qui se prétend universel. On peut penser le monde sans faire tourner toutes les phrases autour d’un des deux sexes.
Une mission, aujourd’hui, de l’Académie française, pourrait être d’unifier le féminin des noms de métiers : on dit chercheuse, mais on entend aussi bien professeure que professeuse (surtout au Québec) : que choisir, entre «euse» ou «eure» ? Faut-il dire recteure ou rectrice ? Je suis certes écrivaine, mais suis-je auteure ou autrice ? C’est là qu’il faudrait réfléchir et unifier, au lieu de s’évertuer à gommer le féminin de l’espace public.
(1) Du 24 octobre.
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Marie Darrieussecq et Olivier Adam.
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